Jennifer DOUZENEL - Marine WALLON: Brasser carré
"Brasser carré”, c’est avoir de la chance. Le vent arrière qui souffle sur les vergues du bateau en position perpendiculaire, souffle bienveillant et inspirant sur le pinceau de Marine Wallon et devant la caméra de Jennifer Douzenel. L’expression empruntée au vocabulaire maritime est synonyme d’un voyage agréable sans effort pour l’équipage qui se laisse porter par le vent et profite du paysage. C’est ce même vent, heureux adjuvant, qui pousse et qui relie les œuvres de Jennifer Douzenel et de Marine Wallon.
Un motif rouge sur le ciel bleu, drapeau ou coquelicot, une onde d’eau qui remonte à contre-courant d’un fleuve tranquille, une attention au monde et aux ruptures qui le composent, voilà ce qui guide la vidéaste quand elle attrape l’instant au vol et la peintre lorsqu’elle le reproduit sur la toile. Chacune, à sa manière, espère atteindre l’interstice qui délimite l’harmonie du chaos, le fond de la forme, et dans lequel tout se fond en même temps. La toile et l’écran de projection parviennent à dessiner cet espace intermédiaire, seuil entre les mondes visible et invisible: le pont du navire en brasser-carré, depuis lequel entrevoir l’horizon qui s’esquisse, et comment s’y amarrer.
L’admiration et la complicité qui lient Jennifer Douzenel et Marine Wallon viennent de ce qu’elles partagent et transmettent, chacune avec ses moyens: une oscillation constante, l’impossible captation complète de ce qui a déclenché l’acte créateur, cette part d’imprévu et de hasard qu’elles cherchent à retranscrire au moyen de médiums que l’histoire de l’art n’avait pas prédit si complémentaires. Pénétrer leur dialogue, c’est naviguer à vue, frôler les miracles imperceptibles de ce qui nous entoure pour arriver à bon port, grâce au vent qu’elles ont soufflé dans notre dos.
Horya Makhlouf
ENTRETIEN Jennifer Douzenel - Marine Wallon
Marine Wallon : " Brasser carré " ?
Jennifer Douzenel : Ces deux mots assemblés ont un sens évident pour les marins. Je l’ai quant à moi presque déjà oublié. Mais il y avait quelque chose qui était lié au déplacement et à la forme. Précisément ce que nous faisons, nous, les artistes, tenter de déplacer le monde avec nos petites formes. Et puis tu as trouvé cette chanson... tu te souviens des paroles ?
MW : Oui, l’expression vient, je crois, d’un dicton de marin qui dit « et brassons bien partout carré, nous sommes plein vent arrière » ; un navire brassé-carré est donc un navire qui avance au vent arrière, avec les vergues perpendiculaires à l’axe du bateau, allure calme et portante, synonyme de voyage agréable. Et en effet, par la suite, j’étais tombée sur une chanson du groupe Tonnerre de Brest qui portait ce titre « quand tu croises l’Ile de Groix, le vent debout, qui laisse les hommes à genoux, tu frôles les cailloux de Ouessant.. » quelque chose comme ça. Un voyage moins tranquille finalement...
JD : Les hommes à genoux. Merveilleux. En dehors de l’anecdote de cette chanson, est-ce que la musique et le son sont déterminants pour toi dans la fabrication ? Dis-moi comment cela marche sur toi ?
MW : Je ne peins maintenant plus en musique car cela me déconcentre. En revanche, ce titre me parle beaucoup, il y est question de vent et, depuis plusieurs années, j’écoute des enregistrements de bruits de vent pour faire certains passages de peinture. C’est d’ailleurs amusant d’avoir chacune choisi sans se concerter un motif rouge venté pour l’expo : toi un drapeau rouge dans le ciel bleu, moi un coquelicot rouge dans le ciel bleu... Ce hasard m’a fait penser aux grandes toiles bleues de Miro qui ont pour seuls éléments un gros point rouge et quelques points noirs...
JD : Chez lui, fond et forme se confondent... Il y a de cela aussi chez nous tu crois ?
MW : Oui je pense que, comme toi, j’aime l’entremêlement des choses, la sensation de la montee des formes, par un decadrage, un debordement d’un espace sur un autre... En pensant au brouillage de pistes, je me souviens qu’au debut du projet tu avais evoque le terme d’azimut, car tu aimais la sonorité et la notion d’erreur volontaire. Comment l’abordes-tu dans ton travail ?
JD : Le terme d’erreur a une connotation negative à laquelle je préfère celui de rupture. Il y a des ruptures dans le réel qui m’interpellent. Toutes ne méritent pas d’être enregistrées mais elles ont au moins le mérite de fonctionner comme révélateur. C’est le cas aussi de tes peintures. Il y a - j’ai envie de dire toujours - rupture. Tu les provoques dans la composition ou elles émergent en peignant ?
MW : Elles émergent surtout en peignant. Je donne une place importante au hasard et j’essaie d’y être très attentive pendant la peinture. J’aime la sensation de peindre comme la nature pousse, caresse, vente les choses qui l’entoure. Souvent dans l’excès quand il y a du vent justement... Cela déforme ainsi le paysage.
JD : Oui, cela touche au corps... Alors toi aussi tu es sensible à la notion de sérendipité ? Je le conjugue. Je sérendipe. Voilà ce qui m’apparaît comme le cœur du travail.
MW : Cela se sent beaucoup devant tes vidéos. Et en plus du hasard, tu ajoutes aussi du mystère. Les notions d’étonnement et de préciosité n’en sont que plus fortes. Mais l’intitulé à lui seul nous donne envie de voir la suite. Et l’on sait aussi que ce visionnage sera peut-être unique et qu’il faudra en profiter comme une vraie expérience. À la manière d’un paysage aimé qu’on ne reverra jamais plus.
JD : J’envie aux peintures pourtant l’exemplaire unique. Mon médium porte en lui-même la reproductibilité qui, de mon point de vue, le dessert. J’aime la frustration. C’est amoureux de ne pas tout donner. Pour retenir.
MW : Crois-moi tes vidéos sont donc bien aussi des peintures ! Je suis toujours frustrée en les quittant. Une peinture de paysage qui bouge comme un arbre éventé au cinéma, voilà un fantasme que je sais déjà irréalisable. Même si de grands peintres comme Joan Mitchell, Chaïm Soutine ou Van Gogh s’en sont rapprochés...
Ce mystère que tu créés autour de tes vidéos, dans leur apparition, est difficile à atteindre en peinture.
JD : Pourtant je ne me retiens jamais de dire où cela a été filmé, ni comment. Mais c’est vrai que cela importe guère. Il faut être un peu perdu devant une œuvre pour qu’elle nous attrape. Tes peintures ont cela. On oscille.
MW : J’aime l’idée que la peinture doit rester une pensée sauvage, furieuse, difficile à saisir. Comme tes « miracles » d’ailleurs... As-tu déjà pensé retourner voir certains phénomènes observés et filmés comme dans la vidéo Monarques avec les papillons ?
JD : Non. Je quadrille le monde et je n’aurai pas assez le temps d’une vie. En revanche, aller filmer d’autres papillons, ailleurs, oui. Pour filmer il me faut être en alerte, ce qui arrive quand je ne connais pas le territoire qui me porte. Same but not different.
MW : Les pièces choisies pour l’exposition semblent interroger cette géographie imaginaire qui nous anime. J’aime l’idée que l’art peut nous faire vivre des vies multiples. Te sens-tu réellement « partir à l’aventure » ? Car de mon côté tu pourrais bientôt rejoindre le panthéon des grandes aventurières comme Ella Maillart ou Anita Conti !
JD : (rires) Pas le moins du monde !! J’ai des histoires é raconter pour les dîners de collectionneurs mais je ne traverse pas la Manche é la nage, sans bras.
MW : Non mais tu arpentes, tu traverses, tu bifurques....
JD : Avec un GPS dans la poche, on est loin de la machette.
MW : C’est ce qui marche dans tes vidéos, pour ma part tout un imaginaire se met en place. Je me questionne sur ce que tu nous montres, le hors-champ, la suite de ton périple. Normalement je n’aime pas connaître l’à-côté d’une création mais chez toi je ne peux pas résister. Sans doute parce qu’il me fait rever... Plus dur de partir sur les routes avec la peinture. Un peu oui, trop... elle se venge !
JD : À l’atelier, tu me montrais les vues que tu vas chercher, et les titres aussi, dans les géographies. C’est aussi un voyage. Y-a-t-il des motifs qui reviennent chez toi ? Cela touche-t-il au désir ou bien à l’obsession ?
MW : Je me rends compte qu’il y a le motif d’une forme récurrente en arabesque qui revient former aussi bien des roches, des arbres, des vagues... Cette forme arrive souvent toute seule au moment où je ressens un besoin de tordre la peinture. C’est plus du côté du désir donc.
JD : T’arrive-t-il de peindre pour peindre ? Je veux dire peindre pour peindre de la peinture.
MW : J’espère bien que je ne peins que pour peindre. La seule chose qui m’intéresse est d’observer les possibilités de choc ou d’harmonie entre la couleur et la matière. Et c’est un long chemin...
JD : Au moins une vie ! T’arrive-t-il de te débarrasser d’une toile ? Précisément parce qu’elle ne serait pas peinte pour être peinte. Ou pour une autre raison ?
MW : Bien sûr. Quand elle n’a pas fait son chemin car il y avait trop d’intention justement ou que la composition ne tenait pas. Mais cela peut prendre plusieurs années pour reconnaître les toiles qui ne durent pas dans le temps. Avant, je jetais très vite et souvent. Maintenant j’attends au moins une année. Pour continuer sur le temps, quelle drôle de coïncidence nos pièces de 2015 sur le mascaret 1 ! (en référence à la vidéo Mascaret et à la peinture Tidal bore).
JD : Dingo ! Le temps porte les motifs. Comme les peintures de fleurs en ce moment. Même moi je voudrais en filmer.
MW : Quelle bonne idée. J’ai justement pensé à la peinture du coquelicot après avoir revu les vidéos de fleurs de la vidéaste expérimentale Rose Lowder... D’ailleurs, comment penses-tu à l’eau dans tes vidéos ? Car elle est très présente chez toi.
JD : L’eau est un motif universel qui peut avoir des états différents. Où il n’y a pas d’eau, il n’y a pas d’humain.
MW : Justement, quel est le rôle de la figure humaine dans tes vidéos ?
JD : Sans figure, on sent la présence. J’écarte souvent les figures parce que les images seraient marquées très vite par le temps, un vêtement, une coiffure, un modèle de téléphone, etc.
1 mascaret : onde d’eau qui remonte un fleuve à contre-courant.
MW : As-tu déjà filmé la pluie ? C’est un de mes nouveaux fantasmes de peinture...
JD : La pluie ! Je rêve de la grêle moi... Oui, il pleut un peu sur Ibuzuki. Du moins il pleuvait beaucoup sous mon parapluie. On voit de grosses gouttes qui descendent. Ce sont celles des baleines.
MW : Et parfois l’eau est un espace très modeste chez toi, comme dans les vidéos Céladon ou Nature morte...
Le fait que tes titres d’exposition viennent souvent de haïkus rappelle bien ton envie d’économie de moyens qui me parle également pour la peinture. J’ai récemment lu une phrase qui m’a fait penser à notre dialogue. Elle vient de « Propos sur la peinture de moine Citrouille-amère, le peintre Shitao » vers 1710 : « Si l’on ne peint d’un poignet libre, des fautes de peinture s’en suivront et ces fautes à leur tour feront perdre au poignet son aisance inspirée. Les virages du pinceau doivent être enlevés d’un mouvement, s’abandonnant au gré de la main, d’un geste on saisira l’apparence des choses comme leur élan intérieur, on les révélera dans leur totalité, on les suggérera elliptiquement ».
JD : Sublime.
MW : Caméra, pinceau, même combat...
Juillet 2021