Né en 1981 à ThionvilleVit et travaille à Nice
Le principe d’incertitude
Sommes-nous formatés ? La question, en général, révolte. Comment oser la poser puisque la réponse semble couler de source : non, bien sûr! Et le libre arbitre qu’en faites-vous? Et la science? N’est-elle pas là pour éclairer le chemin et commander des actes réfléchis et raisonnables? Il en va ainsi du langage numérique utilisé en informatique. Il a l’air infaillible. Le résultat attendu, programmé, advient avec une régularité imperturbable. Pas de surprise, d’imprévu : tout est réglé comme du papier à musique. Mathieu Schmitt est bien placé pour le savoir: il a fait des études dans les domaines de l’informatique, des systèmes automatisés et du multimédia. A Sophia-Antipolis, d’abord, où il obtient en 2003 un DUT de Génie des Télécommunications et Réseaux. Puis en Écosse, à Édimbourg, où il réussit, en 2005, un Master en Systèmes Multimédia, à la Napier University. Un jeune homme de son temps, en somme. Formé [formaté ? ah le mot est lâché...] pour entamer et réussir une belle carrière de technicien. Sauf que Mathieu Schmitt refuse d’être formaté. Depuis l’enfance, ses rêves le portent vers la technique, certes, mais pour en jouer ou en déjouer, comme on voudra. C’est son côté artiste. Qui le pousse à intégrer la Villa Arson, l’École Nationale Supérieure d’Art de Nice. Il en sort diplômé en 2009 avec une idée: la technique, oui, le multimédia, l’électronique, tout ce qu’on voudra, mais vu à travers le prisme de l’art. Un théoricien lui fournit le point de départ: Heinz Von Foerster, l’un des pères de la cybernétique. Selon lui, constate Mathieu Schmitt, “les systèmes numériques, qui ne laissent plus aucune place à l’erreur, ont fait leur temps”. L’heure est venue de créer “des systèmes permettant, voire créant des erreurs, afin de découvrir de nouvelles formes : des outils non triviaux.” D’où l’esprit et la méthode de sa pratique artistique. “Elle est, explique-t-il, principalement sculpturale, mais s’étend à de nombreux autres médiums : vidéo, son, dessin et installation, qui permettent d’investir d’autres champs et ainsi d’agrandir ma zone d’investigations. Concernant mon activité principale, je considère mes réalisations comme des instruments générateurs d’incertitudes, questionnant sur leurs fonctions, fonctionnalités ou fictionnalités, et engageant l’imaginaire, la mémoire et le corps du regardeur. “
Chercher l’erreur
Tel est donc l’objectif : produire des erreurs, des bugs ou des glitches, ces défaillances qui viennent gripper les systèmes informatiques et les conduisent à déraisonner. Perturbant les façons habituelles de penser et de voir, ils peuvent ouvrir des perspectives inattendues. Nous inciter a changer d’optique. A porter sur le monde et les choses un regard neuf. Bref, à remettre en question nos fins, en déréglant nos moyens. Une autre philosophie en somme, plus ouverte, moins rigide, qui accepte d’expérimenter, de réintroduire une part de fantaisie et de rêve. Les œuvres de Mathieu Schmitt ont cette vertu. La première exposition personnelle en 2014, à la galerie Catherine lssert de St-Paul de Vence, a permis d’en apprécier la variété, la richesse, mais aussi l’ingéniosité et l’invention.
Le ton est donné par le titre: “ Lmy, My, My Delilah ”. Lire : “ My, My, My Delilah ”. Il évoque : l/ une célèbre chanson de Tom Jones, 2/ un système de discours sécurisé développé par Alan Turing et baptisé Delilah, Le L résulte d’une “coquille” commise dans le titre d’un article du “New Scientist”… Un détail mais qui change tout. Les machines présentées par Mathieu Schmitt opèrent de même: par coquilles, imperceptibles parfois, mais aux effets étonnants. Prenons en trois. “0uiJa” se présente ainsi: un plateau de bois repose sur trois vérins électriques commandés par un Arduino, qui permet d’interpréter des signaux radio captés sur la fréquence Jurgenson [1485kHz]. Selon Friedich Jurgenson, ex chanteur d’opéra et peintre, cette fréquence permettrait de capter des messages émis par des personnes défuntes. Ces vérins actionnent le plateau qui suivant son poids et son inclinaison fait pivoter un bras. Celui-ci indique de la sorte une lettre, un chiffre, “oui”, “non” ou “au revoir”. Au spectateur de déchiffrer le message… venu de l’au-delà. “35 Hard drive speakers playing the voice record of their own title expanded to the lenght of the exhibition” propose un montage inédit. Pour en comprendre le principe, il suffit de traduite le titre: 35 disques durs haut-parleurs jouant l’enregistrement audio de leur propre titre, enregistrement étiré à la durée de l’exposition. Les bras de lecture, dirigés par les infra-basses de la piste son, viennent frapper les disques, générant “leur propre interprétation d’eux-mêmes, une introspection sonore”, de même qu’une chorégraphie logique, propre à chaque lieu de monstration. Avec “Cadavres exquis”, trois plantes vertes écrivent d’authentiques poèmes. Comment? Tout simple; chacune est reliée par une électrode à un Arduino, contrôlant les infimes variations électriques qui les parcourent. Ces variations, considérées par l’artiste comme une volonté du végétal, permettent de choisir une partie du “cadavre exquis” dans une base de données, et, une fois les trois choix effectués, ce dernier s’imprime sur un rouleau… Les dessins, vidéos, collages et peintures de Malhieu Schmitt jouent aussi sur l’erreur, le dysfonctionnement. Ratures, griffures, ratés y sont à l’œuvre dans l’œuvre elle-même. Au passage, l’artiste multiplie les références, les signes qui réinterprètent l’art minimal, l’art abstrait ou l’art conceptuel. On y croise François Morellet, par exemple : la sculpture “Escape from Morellet” est une structure en bois d’une cabane, à laquelle sont intégrés 2 grands angles droits noirs tirés d’une installation de Morellet [90 degrés à l'ombre]; en équilibre instable, elle est retenue de chuter par des sangles. Une autre installation évoque Le Corbusier : son fauteuil LC2 est reproduit par l’assemblage des caisses d’emballage de 6 peintures exposées aux murs, qui ont l’air lisses, bien nettes, mais, en s’approchant, on peut y distinguer «les griffures, taches de ruban adhésifs, écailles etc. laissés par la main humaine qui les a réalisés”. Conclusion : on voit et on croit ce qu’on veut bien voir et croire. “Le monde tel que nous le percevons, dit Heinz Von Foerster, l’inspirateur de Mathieu Schmitt, est de notre invention”. L’admettre c’est rester créatif, tourner le dos aux idées reçues, aux dogmes, aux vérités toutes faites pour recréer sans cesse un monde nouveau. CQFD.
// *Arduino: plateforme de prototypage électronique programmable.
Michel Franca (“Impressions d’ateliers II”)